8.
Haut dans le ciel, il vole. D’autres tournoient autour de lui. Enfin un corbeau aux ailes d’anthracite luisant atterrit en croassant sur une pierre tombale fendillée. Des congénères le rejoignent et reprennent son cri pour composer un chant aigre qu’eux seuls apprécient.
L’enterrement du Cyclope au cimetière de Montmartre est l’événement du jour.
La procession avance lentement derrière le corbillard équipé de petits drapeaux roses frappés du symbole de l’œil contenant un cœur.
Dans la longue file, on distingue les membres de la famille de Darius, les amis, et surtout la fine fleur de la rigolade, de la gaudriole, de la farce et du jeu de mots.
Tous ont l’air contrit et se congratulent, appréciant que la pluie ait momentanément cessé.
À l’arrière : des politiciens, des acteurs et des chanteurs.
Et presque autant de photographes sur les flancs que de personnes dans le cortège. Une foule d’anonymes est retenue à l’extérieur du cimetière par des CRS et des Costards roses, les membres de la sécurité privée de Cyclop Production.
Enfin la tête du long cortège sombre s’arrête devant un caveau ouvert. Sur le marbre rose de la pierre tombale est gravé en lettres dorées : J’AURAIS PRÉFÉRÉ QUE CE SOIT VOUS DANS CE CERCUEIL PLUTÔT QUE MOI.
Un prêtre monte sur une estrade et après avoir vérifié la qualité du micro annonce :
— Cette épitaphe gravée dans le marbre sera son dernier pied de nez au monde.
Peu à peu, chaque arrivant trouve sa place dans le cercle qui s’est spontanément créé autour du prêtre.
— Darius m’avait fait promettre d’inscrire cette phrase sur sa pierre, car il savait qu’à n’importe quel moment le Seigneur pouvait le rappeler à lui. « J’aurais préféré que ce soit vous dans ce cercueil plutôt que moi. » Quelle ironie et pourtant quelle sincérité. Darius m’avait confié qu’au-delà de toute hypocrisie, c’est ce que dirait n’importe quel défunt s’il le pouvait lors de ses obsèques.
Petits rires contenus, au milieu des reniflements. Une femme, le visage voilé de dentelle noire, est seule à pleurer bruyamment. Un monsieur âgé rit plus fort et des gens se tournent vers lui, réprobateurs.
— Ne soyez pas gênés, intervient le prêtre. Vous pouvez rire. Darius riait de tout. Il aurait ri de son enterrement s’il avait pu y assister. Il riait de tout avec bonté. Avec générosité. Avec humilité. On l’ignore souvent mais le Cyclope était croyant. Darius allait à la messe tous les dimanches, presque en cachette. Il disait : « Pour un comique c’est mal vu d’aller à l’église. »
À nouveau quelques rires viennent se mêler au silence.
— Darius était aussi mon ami. Il m’a confié ses troubles, ses doutes, son désir de s’améliorer, et c’est pour cela que mieux que quiconque je peux vous le révéler : Darius était à sa manière un saint homme. Il a été non seulement un pourvoyeur de bonheur pour son entourage et pour le public, mais en plus il a encouragé les jeunes talents avec son École du Rire, son émission télévisée et son théâtre privé.
La femme à la voilette sanglote de plus belle.
— Jésus a dit « Dieu est amour », mais on pourrait ajouter… « Dieu est humour ».
Quelques moues d’approbation détendent les visages.
— Et tous nous devrions en permanence vérifier non seulement notre sens de l’amour du prochain, mais aussi notre sens de… l’humour.
On renifle dans les mouchoirs, et une personne qu’on entend pleurer sous un grand chapeau semble vouloir soutenir la femme à la voilette.
— Voilà, Darius, adorable Cyclope aimé de tous, tu nous as quittés et tu nous laisses orphelins et tristes. Désolé : ta dernière blague ne nous a pas fait rire…
Cette fois les larmes dominent. Les rires se sont tus.
Quant à la pleureuse solitaire elle se lance dans un solo bruyant et aigu.
— Poussière, tu retournes à la poussière, cendre, tu retournes à la cendre. Vous pouvez approcher pour la dernière bénédiction. Et tout d’abord madame Anna Magdalena Wozniak, la mère du défunt.
L’homme d’Église tend alors une petite pelle de terre à la femme qui pleurait. Elle soulève sa voilette de dentelle et jette la terre sur le cercueil, sur la célèbre photo de Darius hilare soulevant son bandeau pour révéler le cœur au fond de son œil droit.
Lucrèce s’est rapprochée. Elle sonde et mémorise tous les visages.